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Fragments de lecture, tome 2

L'EMPRISE : UNE TRILOGIE DE MARC DUGAIN

Non, toute ressemblance avec des personnes existantes ou des événements avérés n'est certainement pas ici complètement fortuite... L'effet de réel est même saisissant, dès les premières pages et tout au long de L'Emprise, le nouveau et captivant roman de Marc Dugain. Mais entendons-nous bien : le réel dans lequel le romancier s'immerge ici ne se réduit jamais à l'élémentaire transformation de faits d'actualité en éléments de fiction. L'Emprise n'est en aucun cas un roman à clés, mais bel et bien un tableau réaliste, informé et strictement lucide du pouvoir tel qu'il s'incarne et s'exerce aujour­d'hui dans un pays tel que la France.

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Un roman politique passionnant, construit comme un thriller ou une série télévisée parmi les meilleures, poignant comme un drame, sous-tendu par une réflexion cinglante sur l'état de la démocratie, et que le désenchantement de son auteur teinte d'une vraie mélancolie.

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SCÈNE CHEZ UN PSY : DES MOTS ET DES HALLUCINATIONS

" Cette réalité, vous l'avez certainement immédiatement rejetée, je veux dire, le suicide de votre mère dans un brusque moment de folie alors qu'elle n'en avait pas selon moi l'intention. La mort de votre père un an plus tard, ivre, sur la route numéro un, c'est une réalité difficile à accepter pour un jeune adolescent. Pour ne pas sombrer dans une grave dépression, votre psychisme s'est défendu par un mécanisme bien connu qui est celui de la névrose obsessionnelle : l'obsession des Kennedy, parce que votre mère les aimait sans doute, puis lentement votre cerveau a tissé le lien entre cette obsession et votre drame. Au final, vous avez créé un univers qui n'était plus que le vôtre, auquel s'ajoutaient des crises d'hallucinations qui vous excluaient de l'autre monde, celui que vous refusiez, par de courtes périodes de délire.
D'un geste de la main, je lui fis signe qu'il en avait dit assez, sans toutefois me convaincre, et j'en vins à lui livrer ma thèse, le résultat d'années de recherches. La narration dans le détail prit plusieurs semaines pendant lesquelles il m'observa, circonspect. Je ne lui dissimulais rien. Pas plus la disparition du corps de mon père que ses liens avec les services britanniques ou que l'aide d'Edmond. Je lui ai tout dévoilé par besoin de le convaincre instamment, sans quoi ma thérapie n'aurait pas pu toucher au but. Lorsque j'en eus terminé, après plusieurs séances,, il me fixa longuement, un demi sourire compatissant sur les lèvres, et je compris assez vite qu'il était désolé. Désolé de ce qu'il venait de découvrir, une distorsion du réel ajouté à l'hallucination comme mécanisme de défense dans des proportions qu'il n'avait pas imaginé jusque-là".

Un extrait du livre de Marc Dugain : Ils vont tuer Robert Kennedy

Folio, 2019, dont on conseille vivement la lecture !!

LES EXERCICES DE STYLE de Raymond Queneau

La brève histoire d'une rencontre dans un autobus, à jeune homme au long cou qui est coiffé d'un chapeau orné d'une tresse, qui échange quelques mots vifs avec un autre voyageur et que le narrateur rencontre à nouveau en grande conversation quelques temps après, est racontée  99 fois, de 99 manières différentes. C'est bel et bien un exercice de style à conseiller à tous les apprentis écrivains et surtout aux collégiens, un excellent exercice pour la classe ! 

Dans l'S, à 1h d'affluence. Un type dans les 26 ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s'irrite contre un voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu'il passe quelqu'un. Ton pleurnichard  qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, se précipite dessus. Deux heures plus tard, je le rencontre Cours de Rome, devant la gare Saint-Lazare. Il est avec un camarade qui lui dit : « tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus. » Il lui montre où (à l'échancrure) et pourquoi. 

(...)
Nous étions quelques uns à nous déplacer de conserve. Un jeune homme, qui n'avait pas l'air très intelligent, parla quelques instants avec un monsieur qui se trouvait à côté de lui, puis il alla s'asseoir. Deux heures plus tard, je le rencontrai de nouveau ; il était en compagnie d'un camarade et parlait chiffon. 

(...)

Ce que nous étions serrés sur cette plate-forme d'autobus ! Et ce que ce garçon pouvait avoir l'air bête et ridicule ! Et que fait-il ? Ne le voilà-t-il pas qui se met à vouloir se quereller  avec un bonhomme qui–prétendait-il ! Ce damoiseau ! le bousculait ! et ensuite il ne trouve rien de mieux à faire que d'aller vite occuper une place laissée libre ! Au lieu de la laisser à une dame ! Deux heures après, devinez qui je rencontre devant la Gare Saint-Lazare ? Le même godelureau ! En train de se faire donner des conseils vestimentaires ! Par un camarade ! À ne pas croire ! 
(...)

L'autobus 
plein 
le cœur 
vide
le cou
long
le ruban
tressé
les pieds
plats
plats et aplatis
la place
vide

et l'inattendue rencontre près de la gare aux mille feux éteints 
de ce cœur, de ce cou, de ce ruban, de ces pieds,
de cette place vide,
et de ce bouton.

(...)

Bus bondé stop un homme long cou chapeau cercle tressé apostrophe voyageur inconnu sans prétexte valable stop question doigts pieds froissés contact Talon prétendu volontaire stop un homme abandonne discussion pour place libre stop 14 heures place Rome jeune homme écoute conseils vestimentaires camarade stop déplacer bouton stop signé Arcturus .

BEL AMI DE MAUPASSANT

Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s’enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d’occasion sur les membres qu’ils recouvrent par aventure. Seul, l’habit n’allait pas mal, s’étant trouvé à peu près juste pour la taille.

Il montait lentement les marches, le coeur battant, l’esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d’être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l’un de l’autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c’était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu’il n’aurait cru. N’ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n’avait pu se contempler entièrement, et comme il n’y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s’exagérait les imperfections, s’affolait à l’idée d’être grotesque.

Mais voilà qu’en s’apercevant brusquement dans la glace, il ne s’était pas même reconnu ; il s’était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu’il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d’oeil.

Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l’ensemble était satisfaisant.

Alors il s’étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l’étonnement, le plaisir, l’approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l’oeil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu’on les admire et qu’on les désire.

Une porte s’ouvrit dans l’escalier. Il eut peur d’être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d’avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.

En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et l’indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s’arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d’un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : " Voilà une excellente invention. " Puis, tendant la mains vers le timbre, il sonna.

LE PROBLÈME SPINOZA, DE IRVIN YALOM

Amsterdam, février 1941. Le Reichleiter Rosenberg, chargé de la confiscation des biens culturels des juifs dans les territoires occupés, fait main basse sur la bibliothèque de Baruch Spinoza. Qui était-il donc ce philosophe, excommunié en 1656 par la communauté juive d'Amsterdam et banni de sa propre famille, pour, trois siècles après sa mort, exercer une telle fascination sur l’idéologue du parti nazi Irvin Yalom, l’auteur de Et Nietzsche a pleuré, explore la vie intérieure de Spinoza, inventeur d’une éthique de la joie, qui influença des générations de penseurs. Il cherche aussi à comprendre Alfred Rosenberg qui joua un rôle décisif dans l'extermination des juifs d'Europe.

Le rythme soutenu du récit, la vivacité des dialogues, l’érudition d’Irvin Yalom, la plongée dans la société néerlandaise du XVIIe siècle et les grands bouleversements de l’Europe du XXe font de cet ouvrage un véritable régal. Marie Auffret-Pericone, La Croix.

Je ne méprise personne, dit Bento. Cette conclusion est celle à laquelle je suis arrivé. Mais je dis effectivement que les mots et les idées qui composent la Bible sont le fruit de l'esprit humain, des hommes  qui ont écrit ce texte et ont imaginé … Non, j'aimerais plutôt dire qu'ils ont souhaité ressembler à Dieu, avoir été conçus à l'image de Dieu.

(...)

Il va de soi que toutes les paroles qui figurent dans la Bible  comme étant  "la parole de Dieu" ne sont issues que de l'imagination des divers prophètes.

(...)

Oui, c'est à l'évidence, l'imagination, Jacob, et ne soyez pas si choqué :  nous savons cela, qui figure dans le texte même de la Torah.

(...)

Je crois que les prophètes  sont des hommes doués d'une imagination exceptionnelle , mais pas nécessairement d'un grand raisonnement. 

(...)

 C'est précisément ce que je crois.Tout, je le dis vraiment, tout a une cause naturelle. 

(...)

 Je crois que plus on en saura, et moins il y aura de choses connues de Dieu seul. Autrement dit, plus grande est l'ignorance, et plus l'on attribue de choses à Dieu.

(...)

Mais aujourd'hui, poursuit Bento d'une voix douce de pédagogue, j'ai renoncé  à ses espoirs d'enfants, j'ai cependant la certitude d'avoir mon père en moi–son visage, son amour, sa sagesse–et de cette façon là je suis déjà avec lui. Il nous faut être tous réunis en cette vie, car elle est la seule que nous ayons. Il n'y a pas de bonheur éternel dans l'au-delà, parce que l'au delà n'existe pas. Notre tâche, je crois que la Torah nous enseigner cela, est d'atteindre la félicité  dans cette existence qui est la nôtre aujourd'hui,  en vivant une vie d'amour et en apprenant à connaître Dieu. La vraie piété consiste dans la justice, la charité et l'amour de son prochain.

(...)

Je vous ai dit que la Nature est éternelle, infinie et qu'elle englobe toute substance. (...) Ne vous ai-je pas également dit que Dieu est éternel, infini, et englobe toute substance ? (...) Si Dieu et la Nature ont les mêmes attributs, alors quelle est la différence entre Dieu et la Nature ? (...) Il n'y a pas de différence. Dieu est la Nature. La Nature est Dieu.

BON PETIT SOLDAT DE MAZARINE PINGEOT

Mazarine comme une bibliothèque, Mazarine comme un secret,  Mazarine comme une souffrance; il y a des choses plaisantes, du caractère trempé et quelques autres choses pour penser le caché, l'invisible et le trop-plein de lumières, les feux de la rampe. Mais de qui parle t-on ? De quoi ? Quelle ressemblance ?

Car un jour, vous devenez connue (il en est ainsi de la langue française comme des choix identitaires : vous n'avez pas toujours le choix). Depuis ce jour, d'autres problème se sont posés. Tout ce à quoi vous avait échappé, étant enfant, vous tombe dessus, mais vous êtes grande, vous avez 19 ans, et le temps de connaître les joies de la simplicité. Pour autant, vous n'avez pas été préparée à devenir une cible ni un objet de vindicte ou seulement de curiosité. Votre visage vous échappe, il appartient soudain à des millions de gens qui vous connaissent et vous reconnaissent alors qu'a priori vous avez toujours le même rapport avec eux : Ce sont des inconnus. Mas ils obtiennent par une alchimie incompréhensible un droit sur vous. Ainsi on vous alpague, on vous parle, on vous coupe la parole tandis que vous êtes en grande conversation avec un ami, on vous arrête dans la rue, on se retourne sur vous et on chuchote beaucoup. Parfois on vous demande, pour être sûr, "c'est bien vous ?", Vous répondez selon l'humeur, "non ce n'est pas moi", votre nom n'a toujours pas été prononcé, Vous avez l'impression de jouer une pièce de Beckett, alors vous ajouter, pour accroître l'absurde, «on a souvent dit que je lui ressemblais ».

Critique : Être ou ne pas être. Être un secret inavouable, affublé d’un prénom impossible, une vie entre les lignes : une enfant cachée. Être la fille du président Mitterrand ou ne pas être du tout. Être la progéniture adorée à la maison, au sein d’un trio aussi idéal que mythique, mais n’être rien ailleurs – rien, nada, personne. Être la soeur, la belle-fille, la nièce, la cousine, et la tante, d’une ribambelle de frères, belle-mère, oncles, cousins et neveux qui, eux, ne savent pas qui vous êtes. Et puis soudain la lumière, pleins feux ; les flashs, le scandale. Être sa fille, enfin, officiellement. Un objet de curiosité, de suppositions, de préjugés, de rancoeur – ne vit-elle pas aux crochets de la République ? De harcèlement aussi, quand les paparazzi campent devant chez elle. Et puis devenir l’héritière morale. Le portrait craché. La représentante. Devenir lui, un peu. Mais jamais soi-même. Comment échapper à ce sortilège originel qui l’empêche d’être autre chose qu’un « bon petit soldat » ? Comment protéger ses propres enfants, comment leur transmettre un héritage à la fois si prestigieux et si tortueux, sans qu’ils en souffrent à leur tour ? C’est sous forme de journal que Mazarine Pingeot a choisi de transcrire ces réflexions, au fil des mois de la campagne présidentielle durant lesquels le combat personnel est sournoisement venu se mêler au combat politique. Reprenant le fil là où elle l’avait laissé il y a sept ans, concluant Bouche cousue sur l’espoir d’un lendemain meilleur, elle fait de son écriture, vibrante et exutoire, le lieu d’une étonnante introspection collective.

MEURTRE DANS UN FAUTEUIL, de Pd. James

Peut-être fut-ce parce qu’il était plongé dans ses réflexions stériles que le brouillard le surprit. La brume arriva de la mer pareille à une nappe blanche et poisseuse qui couvrait tout. Il y avait un instant encore, il marchait dans la douce lumière d’un après-midi d’automne, avec la brise sur sa nuque et ses bras.

Maintenant, soleil, couleur, odeur, tout avait disparu. Il s’immobilisa, repoussant le brouillard.

Pareil à une force hostile, celui - ci s’accrochait à ses cheveux, agrippait sa gorge, tournoyait en dessins grotesques sur le promontoire. Il le vit, tel un voile transparent, passer en ondulant au-dessus des ronces et des fougères, les traverser, grossir et changer les formes, cacher le sentier.

Avec lui s’installa un brusque silence.

maintenant qu’ils s’étaient tus, Dalgliesh se rendit compte que la falaise avait été vibrante de cris d’oiseaux. Ce calme avait quelque chose d’inquiétant. Par contraste, le bruit de la mer enfla, envahit tout, désordonné et menaçant, il semblait le cerner de toutes parts.

on aurait dit un animal enchaîné, gémissant dans une cruelle captivité puis se ruant plein d’une rage impuissante, sur la plage de galets.

(...)

avant de regagner sa voiture, il aperçut une touffe de fleurs inconnues. Leurs corolles rose pâle dressées au dessus d’une étendue de mousse sur le mur tremblaient délicatement dans la brise. Dalgliesh s’en approcha et contempla , absolument immobile, leur beauté rustique. Il perçut l’odeur salée, à moitié imaginée, de la mer.

L’air tiède caressa sa peau.

Soudain, il se sentit envahi d’un grand bonheur. Comme toujours dans ces moments rares et fugitifs, il fut surpris par le caractère purement physique de sa joie. Elle circulait dans ses veines, effervescence légère.

Mais is commencer à analyser sa nature, c’était déjà commencer à la perdre. Il comprit toutefois que, pour la première fois depuis sa maladie, il pressentait que la vie pouvait être bonne.

PARIS AU PIED DE LA LETTRE

Dans la rue des Lombards, qui est toujours très sale, étaient deux femmes, qui donnaient le bras à un homme, mari de la plus jeune des deux. Elles étaient troussées fort haut et la jeune dame surtout avait une jambe parfaite, la plus jolie chaussure, et par conséquent un joli pied. Son soulier était d'une petitesse augmentée par sa forme et par un talon élevé, mince. Cependant elle marchait avec une aisance admirable, surtout sans se crotter. Un falot éclairait. Un homme très bien mis, que  suivait à trente pas une voilure élégante, marchait pas à pas, sur la pointe du pied et dévorait des yeux celui de la jeune dame. Nous l’examinâmes : c’était bien ce qui lui avait fait quitter sa voiture et trotter dans la boue. Du Hameauneuf, qui est un peu familier, s’approcha de lui et le touchant sur l'épaule : « Monsieur, lui dit-il, il serait mieux de prêter votre carrosse à ces jolies femmes que de les laisser se crotter ! - Je m'en garderai bien ! répondit le monsieur. Je ressemble au grand Dauphin et à Tévenard, qui ne pouvaient rencontrer un joli pied de femme, sans être transportés. J'aime surtout ces talons élevés et bien faits, je les aime à la fureur. » Les deux dames et l'homme nous entendirent. Ils arrivaient à leur porte, rue Saint-Martin. On ouvrit, et là, le mari nous parla. Il nous dit que sa femme avait ce goût, par amour de la propreté, qu'elle traversait tout Paris sans avoir une mouche de crotte sur ses bas ni sur sa jupe blanche. Il nous pria d'entrer, et un peu malgré elle, il nous fit voir sa propreté. Au lieu que sa sœur, dont le talon était large et bas, était crottée à faire peur. « La raison en est simple ! reprit-il. Le pied de ma femme ne pose que sur une pointe, elle prend peu de boue et n'en renvoie point. Telle a été, pour Paris, l'origine des talons hauts des femmes. Faits comme ceux de la mienne, ils sont appropriés au pays. Elle avait ce goût, étant fille, et j'avouerai, qu'avant de la connaître, ç'a été le premier de ses charmes ; j'étais amoureux d'elle, avant de l'avoir vue au visage. C'est aujourd'hui un moyen facile qu'elle a de conserver mon goût physique. » Nous admirâmes ce mercier philosophe, qui était fort riche et qui avait fait la fortune de son épouse, fille d'un pauvre limonadier. Le monsieur à la voiture dit au mercier : « Monsieur, je vous prie de me faire un plaisir. Je voudrais avoir cette chaussure parfaite. Il est juste que j'en dédommage celle à qui elle appartient... - Ceci demande réflexion ! dit le mercier. Etes-vous amoureux de ma femme ? - Non ; je la trouve charmante ; mais je ne suis jamais amoureux d'une femme, qui deviendrait méprisable en m'écoutant. Je voudrais avoir ce modèle, que le pied a perfectionné, au lieu de le déformer. » Le mercier consentit à la demande, malgré sa femme. Le monsieur donna une belle bague pour la jolie chaussure et s'enfuit, comme s'il l'eût volée. Ce fut alors que la jolie mercière nous apprit en rougissant, que le monsieur la suivait aux églises, depuis deux mois, et qu'il avait tout employé pour la séduire. Le mari fut un peu fâché d'avoir donné la jolie chaussure ; mais il s'en consola, par la réflexion que le joli pied lui restait.

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