Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Fragments de lecture, tome 3

LES REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE DE ROUSSEAU

Il se passe bien peu de jours que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j’étais dans l’erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge ; puisqu’il est conduit dans ce qui me regarde par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m’ont pris en aversion. Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s’y perpétuent, et leur haine ardente, immortelle comme le démon qui l’inspire, a toujours la même activité. Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les médecins, les oratoriens vivront encore, et quand je n’aurais pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu’ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort qu’ils n’en laissent à ma personne de mon vivant. Peut-être par trait de temps, les médecins, que j’ai réellement offensés, pourraient-ils s’apaiser. Mais les oratoriens que j’aimais, que j’estimais, en qui j’avais toute confiance et que je n’offensai jamais, les oratoriens, gens d’Eglise et demi-moines seront à jamais implacables, leur propre iniquité fait mon crime que leur amour-propre ne me pardonnera jamais et le public dont ils auront soin d’entretenir et ranimer l’animosité sans cesse, ne s’apaisera pas plus qu’eux.

Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.

Tout ce qui m’est extérieur m’est étranger désormais. Je n’ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serais tombé de celle que j’habitais. Si je reconnais autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeants et déchirants pour mon coeur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m’entoure sans y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m’indigne, ou de douleur qui m’afflige Ecartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m’occuperais aussi douloureusement qu’inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu’en moi la consolation, l’espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m’occuper que de moi. C’est dans cet état que je reprends la suite de l’examen sévère et sincère que j’appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m’étudier moi-même et à préparer d’avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme puisqu’elle est la seule que les hommes ne puissent m’ôter.

Si à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures je parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre je n’aurai pas tout à fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance. J’oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avait mérité mon coeur. Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l’étrange état où je suis.

Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon coeur s’est purifié à la coupelle de l’adversité, et j’y trouve à peine en le sondant avec soin quelque reste de penchant répréhensible. Qu’aurais-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je n’ai pas plus à me louer qu’à me blâmer : je suis nul désormais parmi les hommes, et c’est tout ce que je puis être, n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui ou à moi-même m’abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi.

Mais dans ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, et je m’en dégage d’avance autant que je puis.

LES CHOSES DE LA VIE

Ces choses de la vie côtoient la mort, c'est à l'instant précis de sa disparition que l'essentiel se révèle dans une nouvelle et brève conscience des choses de la vie agréablement vécues. C'est ainsi que la mort révèle la vie par contraste. L'un et l'autre ( vie et mort) sont couplés dans un dialogue insensé. Ce livre souligne ce dialogue, et aussi une conversation avec soi même , la dernière si tragiquement mise en scène dans cet accident, toujours signe d'une époque motorisée et excessive...
 Lorsque j'ai vu la bétaillère arrêtée au milieu du virage, je n'ai pensé qu'au problème posé : soit 1 véhicule roulant à X kilomètres heures… À la rencontre d'un obstacle placé à X mètres. Calculez le temps T, etc. Je gaspillais ainsi les secondes pendant lesquelles je pouvais regarder les choses en sachant que c'était pour la dernière fois. Je dis bien regarder, non pas voir vaguement. Je me suis conduit comme si je devais d'evidence demeurer dans les merveilles du monde et par cette ignorance et cette négligence me voici démuni d'une joie déchirante. T'ai-je raconté l'exécution de l'un des clients du patron sous qui je faisais mes premières armes de stagiaire ? Au lendemain de la guerre, la guillotine manquait d'essence pour voyager, on avait demandé à peloton de FFI d'y suppléer. Mais on ne s'improvise pas bourreau et l'affaire avait tourné à la comédie. Nous étions arrivés trop tôt sur le polygone de tir. Il faisait encore noir. Nous avons attendu plus d'une demi-heure - dans le fourgon, à cause du froid - l'homme a tuer et nous autres gendarmes, juge, procureur, aumonier et moi-même chargé de remplacer mon patron retenu à la chambre par un gros rhume. J'avais dit pneumonie au condamné car l'image de l'avocat sirotant des grogs sous l'edredon me paraissait un peu choquante. Dehors le lieutenant qui commandait le peloton s'impatientait. Nul n'avait  songé à planter un poteau. (….) Le procureur, à la recherche d'une attitude, consultait  sa montre à la dérobée et tendait généreusement son paquet de gitanes au condamné… Mais si, je vous assure, j'ai des réserves…  je ne disais rien. Je trouvais singulière l'attitude de l'homme qu'on allait tuer. Aujourd'hui je la comprends si bien ! Il savait qu'il mourrait bientôt et il regardait. Il ne laissait pas les images défiler devant lui, il allait à la rencontre de chacune et la détaillait avec beaucoup d'attention. Littéralement, il posait  ses regards sur les choses et les déchiffrait lentement. L'univers borné du fourgon à peine éclairé par un plafonnier trop faible n'offrait pas un grand choix d'image mais l'homme savait qu'il voyait pour la dernière fois le grain d'une moleskine, le métal d'une poignée,  les mouvements, les visages, 1000 détails infimes et considérable pour lui seul parce qu'ils résumaient le monde des vivants. Je crois qu'il ne pensait pas. Il faisait provision de signes, il amassait les menus message d'un univers familiers et s'en fortifiait. 


Les choses de la vie de Paul Guimard, roman paru en 1967

LIMONOV, D'EMMANUEL CARRERE

Plus tard, cela deviendra un livre, un de ses meilleurs à mon avis, appelé "journal d'un raté".
En voici un échantillon :
"Ils viendront tous.  Les voyous et les timides, ceux-là se battent bien. Les revendeur de drogue et ceux qui distribuent les prospectus pour les bordels. Les masturbateurs, les clients des revues et des cinémas pornos. Ceux qui arpentent en solitaire les salles de musées ou consultent dans les bibliothèques chrétiennes et gratuites. Ceux qui mettent deux heures à siroter leur café chez McDonald's en regardant tristement par la vitrine. Les ratés de l'amour, de l'argent et du travail, et ceux qui ont eu le malheur de naître dans une famille pauvre. Les retraités qui font la queue au supermarché dans les files réservé à ceux qui achètent moins de cinq articles. Les voyous noirs qui rêvent de se faire une blanche de la haute et comme il n'y arriveront jamais, ils la violent. Le doorman aux cheveux gris qui aimerait tant séquestrer et torturer l'insolente fille de riches du dernière étage. Les braves et les forts venus de tous les horizons pour briller et conquérir la gloire. Les homosexuels, enlacés deux par deux. Les adolescents qui s'aiment. Les peintres, les musiciens, les écrivains dont personne m'achète les œuvres. La grande et vaillante tribu des ratés, losers en anglais, en russe niéoudatchniki. Ils viendront tous, ils prendront les armes, ils occuperont ville après ville, ils détruiront les banques, les usines, les bureaux, les maisons d'édition, et moi, Édouard Limonov, je marcherai dans la colonne de tête, et tous me reconnaîtront et m'aimeront ".

UN PARFUM À SENTIR DE FLAUBERT


Pour moi rien ne m'attriste tant que la misère cachée sous les haillons de la richesse, que le galon d'un laquais  autour des cheveux nus de la pauvreté, qu'un chant qui couvre des sanglots, qu'une larme sous une goutte de miel. Aussi je plains d'un amour bien sincère les baladins et les filles de joie. Mais si vous aviez rencontré Marguerite avec ses deux enfants, Marguerite jouant du violon  et ses enfants sautant sur le tapis, si vous aviez vu l'indifférence de cette foule curieuse et barbare qui s'avançait  avec son regard stupide et ironique, votre cœur eût saigné devant cet excès d'égoïsme parvenu à son plus beau degré de logique. 
(...)
C'est vrai que la société à autre chose à faire que de regarder une baladine et ses marmots ! L'état s'occupe fort peu si elle a du pain, d'abord il n'y a point d'argent à lui donner, ne faut-il pas qu'il paye les 96 bourreaux ?

(...)
Qui se fut arrêté avec intérêt devant Marguerite ?
(...)
Les cheveux étaient rouges et retenus par un peigne de corne blanche, sa taille était large et mal faite. Sa robe ? On ne la voyait pas, car un morceau de toile percée de couleur brune l'entourait jusqu'aux genoux ; puis l'œil descendant jusqu'à terre trouvait un mollet gros et mal fait, entouré d'un bas rose, puis des pieds informes serrés dans des brodequins d'un cuir épais et cassé. Elle n'avait sur la tête q'un bonnet de gaze , avec des rubans roses et quelques fleurs fanées qui tombaient sur ses joues pales et sur sa mâchoire...

PETRONILLE, DE AMÉLIE NOTHOMB


Dès la première gorgée, j'ai su que j'avais raison. Jamais le champagne n'avait été à ce point exquis. Les 36 heures de jeunes avaient affûter mes papilles gustatives qui décelaient  les moindres saveurs de l'alliage et tressaillait d'une volupté neuve, d'abord virtuose,  bientôt brillante, enfin transie.
J'ai continué couragement à boire et, à mesure que je vidais la bouteille, j'ai senti que l'expérience changeait de nature :  ce que j'atteignais méritait moins  le nom d'ivresse que ce que l'on appelle, dans la pompe scientifique d'aujourd'hui, un état augmenté de conscience. Un chaman aurait pu qualifier cela de transe, un toxicomane aurait  parler de trip,  j'ai commencé à avoir des visions.
Il était 18h30, l'obscurité s'installait autour de moi. J'ai regardé vers le lieu le plus noir et j'ai vu et entendu des bijoux. Leurs éclats multiples bruissaient de pierres précieuses d'or et d'argent. Une reptation serpentine les animait , Ils m'appelaient  pas les cous, les poignées et les doigts qu'ils auraient dû orner, ils suffisaient à eux-même est proclamaient l'absolu de leur luxe. À mesure qu'ils s'approchaient de moi, je sentais leur froid de métal. J'y puisais une jouissance de neige, j'aurais voulu pouvoir enfouir mon visage en ce trésor glacé. Le moment le plus sidérant fut celui où ma main éprouva pour de bon le poids d'une gemme au creux de la paume.
J'ai poussé un cri qui a anéanti l'hallucination. 
(...)
J'ai tendance à boire vite, même quand c'est excellent. Ce n'est pas la pire manière de faire honneur. Le champagne ne m'a jamais reproché mon enthousiasme, qui ne correspond absolument pas à un manque d'attention de ma part. Si je bois vite, c'est aussi pour ne pas laisser réchauffer l'élixir. Il s'agit également  de ne pas le vexer. Que le vin n'est pas l'impression que mon désir manque d'empressement. Boire vite ne signifie pas boire tout rond. Pas plus d'une gorgée à la fois, mais je ne garde pas la merveille longtemps en bouche , je tiens à l'avaler, quand son froid me fera encore presque mal.

(...)
Je nous resservis, à mesure que la bouteille se vidait, nous reculions dans le temps. Elle avait grandi en banlieue parisienne. Son père était électricien dans le métro, sa mère, infirmière à la Régie des transports parisiens.
(...)
Vu ce que tu penses de mon livre, tu dois crever d'envie de m'inviter à boire du champagne. J'ai une bonne nouvelle pour toi: j'accepte.

BLEUS HORIZONS DE JÉRÔME GARCIN

Je me souviens qu'après avoir séjourné à Saint-Cloud, j'ai failli ne pas revenir à Paris. Je m'étais même enquis auprès de la capitainerie du Havre sur les possibilités d'embarquer à moindre coût sur un transatlantique.  C'était plus facile que je ne l'imaginais. Je me serais éloigné sans avertir quiconque, ni mes parents ni Constance. J'aurais réalisé le voyage sans retour  auquel mon ami avait toujours inspiré. Ainsi, je me serais éloigné de son souvenir obsédant et rapproché de son enfance rêveuse. Il ne m'a manqué que le courage. Comme c'est étrange et décevant :  j'ai eu moins peur de monter au front que de voguer vers l'inconnu ; j'ai eu moins peur de mourir que de partir. Alors j'ai fait le dos rond et pris le premier fiacre qui se présentait pour la capitale.  J'ai compris ce jour-là que j'étais un homme moyen.

JE VAIS PASSER POUR UN VIEUX CON - PHILIPPE DELERM

Le téléphone cellulaire a changé notre façon d'attendre et de nous inquiéter. Il a bouleversé la poésie des gares, transformé l'essence des quais où nous ne connaissons plus cette bouffée de recherche anxiogène,à la descente des voyageurs, à peu près certain que si celui, celle que nous espérons avait eu un problème, nous en aurions été avertis. Mais La technologie n'a pas le pouvoir de transposer les gammes de l'émotivité, pas celui de les éradiquer. Désormais, c'est sur le silence du téléphone portable que s'est cristallisé la douleur d'espérer, quand quelqu'un ou ce que nous attendons qu'il nous dise nous manque. Pas de sonnerie familière, aucun signe sur l'écran vide. Et comme il nous faut toujours des mots pour confirmer nos états d'âme, le tapotage fébrile du 888 nous apporte bientôt la neutralité crispante de cette voix féminine : « Vous n'avez aucun nouveau message».

La vie moderne a inventé ce bonheur. C'est le revers de tout les enfermements, de toutes les mises à distance, de toutes les méfiances occasionnées par le progrès. Avant on s'avançait, on entrait dans le champ visuel de l'autre, on le voyait sourire, bien sûr. Mais plus vive est la sensation de passer par la voix, le truchement d'un haut-parleur juste à côté d'un digit code, Et de lancer « c'est moi !» À distance du regard, plus besoin de pudeur pour dire la satisfaction profonde d'être celui, celle que l'autre attendait. On y met un élan, une fraîcheur dissipant toutes les fatigues, les mélancolies.
(...)
Une Grande œuvre se définit par le manque. A l'aune de cette vérité spécieuse, Marcel est le plus grand. Certes, il est passionnant de tomber un jour sur une émission télévisée où l'on voit s'exprimer des lecteurs de Proust, et de constater qu'en dépit des idées reçues les passionnés de la Recherche se recrutent dans les milieux socioprofessionnels les plus divers. Mais le plus intéressant dans l'affaire est le sujet même de l'émission–les lecteurs de Proust. Impossible d'imaginer la même à propos d'un autre écrivain, quelle que soit sa notoriété. Lire Proust est un concept. Pour ceux qui pratiquent cette activité, et en témoignent avec une espèce d'évidence gourmande, comme si son œuvre était un autre chez-soi où l'on aurait ses habitudes, une coquille protectrice, où l'on pourrait se mettre en retrait de la décevante vraie vie. (...) Mais La plupart des visiteurs potentiels de la Recherche (du temps perdu) se font une idée si haute de cette citadelle, l'assimilent tellement à l'idée même de la lecture qu'ils n'osent formuler ouvertement leur absence de pratique. Il disent alors, assez timidement : je vais relire Proust.

CONSTELLATION DE ADRIEN BOSC

 Le F–BAZN c'est volatilisé. Au sol, les deux opérateurs de garde lance un nouvel appel, en vain, la ligne reste muette. L'alerte est enclenchée  à 2h53 soit 23h53 , Heure locale. Et d'emblée, les recherches se concentrent sur l'étendue Marine encerclant les Açores. 

Le constellation s'est abîmé en mer, nulle  autre hypothèse ne semble plausible. S'abîmer  en mer, ces expressions, mots et verbes marins...
S'abîmer en mer , sillonner la mer , se perdre en mer , prendre la mer, partir en mer, mourir en mer, jeter une bouteille à la mer, noyé , envahi, emporté par la mer , estiver, écumer , courir les mers, disparaître en mer,  Avoir  bourlingué dans les mers du sud, acculé, aboutir à la mer, "un homme à la mer ! " crie le capitaine, au fond des mers, vieux loup, fortune de mer, haute, pleine, basse, qui se retire, découvre, embarque, gronde, moutonne, creuse, mine, ronge, érode  les falaises, qui baigne une côte, qui scintille  brasille, brille, étincelle, se calme, baisse, reflux, écume, déferle, monte et descend, mer d'huile, de glace , de sable, secondaire, bordière, intérieure, fermée, froide, tempérée, gelée, calme, agités, forte, houleuse, étale, tropicale,  la mer d'Arthur Rimbaud infusée  d'astres et lactescente, les clapotements furieux des marées , les archipels sidéraux et les îles dans les cieux délirants sont ouverts au vogueur : Est-ce en ces nuits sans fond que l'avion s'endort et s'exile ? 

LES JOURS FRAGILES, DE PHILIPPE BESSON


C’est quoi, être un homme, Arthur ?
Que me répondrait-il si je lui adressais cette question ? Détournerait-il son visage pour me signifier un refus ? Lèverait-il les yeux au ciel pour me faire toucher du doigt combien cette interrogation est absurde ? Ou bien dirigerait-il son regard vers le sol, comme pour chercher en lui-même ? Ou enfin m’observerait-il, droit, immobile, désemparé, désarmé ? Quoi ? À quoi ressemblerait sa face, en cet instant de vérité ? Y aurait-il une grimace, un soupir d’exaspération ? Un silence de recueillement ? Un air triste et hébété ? Alors qu’il gît comme ne gisent que les cadavres, avec son masque de cire, impénétrable, ses traits épuisés, ses orbites creusées, ses membres d’enfant, son corps disloqué, que m’apprendrait-il à propos de ce qu’est un homme ? Évoquerait-il la figure triomphante de l’adolescent, cette grâce tranquille et magnifique, cette assurance sans arrogance, l’éclat de ses seize ans ? Devient-on un homme lorsque l’armature se déploie, et que la sensualité soudain déborde ? Me dirait-il les torses qui s’emboîtent, les mains qui effleurent les paupières closes, les doigts qui se nouent, les jambes de l’un qui s’enroulent autour de la taille de l’autre ? Est-on un homme quand on fait l’épreuve de la chair ? Accepterait-il de parler de sa poésie, de ses vers qui éclaireront les siècles à venir, de ses mots si bien trouvés, si bien agencés qui aveuglaient les bien-pensants, qui stupéfiaient les voyants ? Un homme, est-ce son œuvre ? Raconterait-il la peau qui affronte le soleil, les muscles dans l’effort, la carcasse qui résiste, les bras qui cognent contre la pierre ? Oui, faut-il avoir surmonté l’adversité ? Nommerait-il le temps qui façonne, la sagesse qui forge, les épreuves qui polissent, les années qui sculptent, jusqu’à ce que nous ressemblions, à s’y méprendre, à ces statues de marbre., posées dans les jardins, et que le lierre enlace ? Etre un homme, est-ce seulement vieillir ? Un homme est-il ce qu’il laisse, ce qu’il lègue ? Notre héritage est-il le témoignage de notre existence ? Ou bien peut-être que seul compte l’instant. Est-on la somme de ses peurs, de ses rancunes, de ses chagrins, de ses souffrances ? Ou celle de ses étreintes, de ses abandons, de ses désirs, de ses plaisirs ? Ou les deux ? Il ne répond pas aux questions que je ne lui pose pas. Il est une énigme et je suis une ignare.
Dimanche 20 septembre,
Tandis que je l’observe, grimaçant de douleur, s’accrochant désespérément à son moignon enflé, je songe à nouveau qu’il a été frappé exactement là où se tenaient sa force et sa raison de vivre : à la jambe qui commande la marche. Serait-ce d’avoir été trop sollicitée ? Il aurait pu être atteint de tuberculose, de paludisme, de toutes ces maladies exotiques qu’on n’attrape qu’en Afrique. Non, le mal a préféré s’attaquer à la jambe, pour l’empêcher de marcher, pour le contraindre à s’arrêter, pour l’obliger enfin à mettre un terme à cette fuite éperdue, à cette fugue commencée il y a plus de vingt ans. Il était fait pour les grands espaces, pour les chevauchées. L’immensité est la seule mesure qui lui aura convenu.

SALAMMBÔ DE GUSTAVE FLAUBERT

La houle des soldats se poussait. Ils n’avaient plus peur. Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s’appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l’entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu’ils ne pouvaient prendre. D’autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d’ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l’or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait autour d’eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s’imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L’incendie de l’un à l’autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d’où s’échappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l’ombre.
Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneaux ils portaient d’énormes lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage. C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s’avança dans l’avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer.
Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés, et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène.

La terre est couleur chocolat, si humide et gorgée qu'on pourrait l'étaler sur une tranche de pain. Elle pénètre tout, le café, les sous-vêtements et les lettres. Slava écrit une lettre. En yiddish. Sa main trace les contours sinueux et anguleux de caractères penchés.  Le commandant de bataillon est dans la tranchée lui aussi, fume une Belomor, filtre écrasé entre les doigts, et rit en apercevant la lettre. (...)  On y sent notre goût du silence. Ce terrible silence russe que les américains ne comprennent pas. Il faut toujours qu'ils fassent du bruit parce qu'ils ont besoin d'oublier que la vie a une fin. Mais nous, on s'en souvient, du coup on a le silence, même quand on crie et qu'on rit. (Boris Fishman)

Quand l'inspiration arrive, tu as quelques petites secondes pour capter l'instant, ou elle disparaît pour toujours. Il faut donc prendre son temps, ne pas forcer les choses, et se rend disponible mentalement.

Win Butler

Le meilleur des Mondes

Et c'est là, dit sentencieusement le Directeur,  en guise de contribution à cet exposé, qu'est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu'on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. (...) Les enfants Alphas sont vêtus de gris. Ils travaillent beaucoup plus dur que nous, parce qu'ils sont si formidablement intelligents. Vraiment, je suis joliment content d'être un Bêta, parce que je ne travaille pas si dur. Et puis, nous sommes bien supérieurs aux Gammas et aux Deltas. Les Gammas sont bêtes.  Ils sont tous vêtus de vert, et les enfants Deltas sont vêtus de kaki. Oh non, je ne veux pas jouer avec les enfants Deltas. Et les Epsilons sont encore pires. Ils sont trop bêtes pour savoir… (...)  Nous croyons au bonheur et la stabilité. Une société composée d'alphas  ne saurait manquer d'être instable et misérable. Imaginez une usine dont tout le personnel serait constitué par des alphas, c'est-à-dire par des individus distincts, sans relations de parenté, de bonne hérédité, et conditionné de façon à être capable (dans certaines limites)  de faire librement un choix et de prendre des responsabilités. Imaginez cela ! C'est une absurdité. Un homme décanté en alpha, conditionné en alpha, deviendrait  fou si il avait à effectuer le travail d'un epsilon–semi–avorton, il deviendrait fou, ou se mettrait à tout démolir.  Les alphas peuvent être complètement socialisés, mais seulement à condition qu'on leur fasse faire du travail d'alpha. On ne peut demander qu'à un Epsilon de faire des sacrifices d'Epsilon, pour la bonne raison que pour lui, ce ne sont pas des sacrifices, c'est la ligne de moindre résistance. Son conditionnement a posé des rails  le long desquels  il lui faut marcher. Il ne peut s'en empêcher ; il est fatalement prédestiné. (Aldous Huxley)

Il y eut cependant des jours où, en voiture, elles se promenèrent seules dans les montagnes, à la découverte. Une fois, elles  tombèrent sur un village qui les charma et y passèrent la nuit, sans pyjama ni brosse à dents, sans passé  ni futur, et cette nuit fut une de leurs îles dans le temps ,  préservée quelque part, dans le cœur ou la mémoire, intacte et absolue. Peut-être n'était-ce rien d'autre que le bonheur, pensa Thérèse, un bonheur total, rare sûrement, si rare que la plupart des gens ne devaient  jamais le rencontrer. Mais si c'était simplement le bonheur, alors il avait dû dépasser les limites ordinaires  et se muer en autre chose, une sorte de pression excessive, au point que le poids d'une tasse de café dans la main, la rapidité d'un chat traversant le jardin, le choc silencieux de deux nuages, semblaient  presque plus qu'elle ne pouvait en supporter. (Patricia Highsmith)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Haut de page