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Jean Viard : "Nous allons sans doute vers les Dix Glorieuses"

20 Avril 2021, 18:54

Extrait d'interview livrée dans l'Express. Le sociologue Jean VIARD en est persuadé : l'après-Covid sera positif et marqué par une "soif de vie" comparable à celle qui a suivi la Libération.

L'avenir va maintenant dépendre de la capacité du politique à nous faire basculer dans un monde plus humaniste.

Jean Viard - L'Express

Il y aura selon vous un avant et un après 2020. En quoi ? 

Jean Viard : Pour la première fois dans l'Histoire, cinq milliards d'humains ont mené un combat contre un ennemi commun. C'est gigantesque ! Ce combat, de surcroît, peut être à ce jour qualifié de victorieux : avec des millions de morts et de malades, certes, mais sans doute 50 à 100 millions de vies sauvées. Et nous avons choisi de casser l'économie pour "sauver les vieux", pourtant improductifs, ce qui est extraordinaire. On impute généralement à Hitler 50 millions de morts. Ici, on a le même ordre de grandeur, mais inversé ! 

En espaçant les réunions familiales, le coronavirus ne menace-t-il pas les relations entre générations ? 

Je crois l'inverse. Pendant le premier confinement, on a vu de nombreux jeunes aider les personnes âgées. Cette génération blessée devrait être combative, serviable, mais elle a un besoin infini d'une politique pour la jeunesse ! 

On entend souvent dire que le confinement aurait amené les Français à s'interroger sur le sens de leur existence. Exagère-t-on ? 

Je ne le pense pas. 10 % des Français déclarent avoir l'intention de changer de vie, selon l'Ifop, soit 4,5 mil- lions d'adultes, dans tous les milieux et à tous les âges. Des dizaines de milliers de personnes vont donc changer de métier, de conjoint, de logement, de région, etc. La pandémie a augmenté le désir de mobilité. En un an, la société s'est plus autoréformée qu'en vingt ans. 


Avec les déménagements annoncés, va-t-on assister à la fin des métropoles ? 

Ah non ! Les métropoles sont les lieux où la Toile croise la densité des acteurs, des universités, des entreprises, des lieux de pouvoir... On y constate une accélération extraordinaire de la création de richesse. Ce qui est vrai, c'est que cette pandémie nous a fait basculer définitivement dans la civilisation numérique, que ce soit dans la sphère intime ou dans celle du travail. Internet est désormais le premier lien entre les individus. Depuis 1945, pour se voir, il fallait utiliser une voiture, un avion, un train. Maintenant, il suffit de se connecter. Nous sommes en train de passer du véhicule thermique au véhicule numérique ! La grande bataille va consister à protéger les liens physiques. 

La répartition des lieux de travail va donc changer ? 

Oui, mais dans diverses directions. Plus de 70 % des usines et des ouvriers ont déjà quitté les métropoles. En revanche, les travailleurs de la santé, du soin et du service vont rester en ville. Il faut leur permettre de se rapprocher de leur travail en bénéficiant en priorité des logements sociaux. Et, bien sûr, le télétravail va continuer à se développer. La vraie question est donc : "Suis-je toujours obligé d'habiter dans le coeur d'une métropole pour tirer parti de ses atouts et être "dans le coup" ? Avant, la réponse était oui. Désormais, elle est plus subtile. Certes, je dois m'y rendre de temps en temps, mais, grâce au numérique, je ne suis plus obligé d'y résider. C'est pourquoi je crois beaucoup à la multiplication des "deuxièmes bureaux", situés à une heure du premier, et juste à côté de son domicile. 

A côté de son domicile ? 

Oui, car on ne veut pas envahir l'espace privé. Pour cette raison, il est nécessaire de développer les espaces de coworking et les tiers-lieux : on en compte aujourd'hui seulement 1 600, alors qu'il en faudrait 15 000 ! Et il faut partout une fibre qui marche. D'où le rôle crucial des élus locaux qui doivent "fixer" ces attentes. Les populations locales auront aussi un rôle à jouer. Des centaines de milliers de Français sont en migration, mais comment seront-ils accueillis ? 

Dans cette mutation, tous les territoires partent-ils avec les mêmes chances ? 

Non. Il y a deux mouvements. Pour simplifier, je dirais que les Gilets jaunes étaient massivement des ruraux ou des habitants de lotissements vivant à côté des métropoles. Issus de milieux populaires, ils avaient acheté un terrain bon marché situé loin des grandes villes. Les télétravailleurs bobos, eux, optent pour des communes touristiques, dotées d'une bonne offre scolaire et à moins d'une heure en TGV des grandes métropoles. "L'esprit des lieux", la patine du temps, dominent ici sur l'esprit de modernité qui nous a emportés depuis la guerre. On veut vivre local, mais un local identifié, connecté et numérique. 

C'est-à-dire ? 

Depuis 1945, pour montrer qu'on n'était pas des ploucs, on voulait des ronds-points, des supermarchés, des constructions rectangulaires... Demain, la priorité sera donnée à la mise en scène du patrimoine et de la culture locale - c'est ce que j'appelle l'esprit des lieux. Mais il ne s'agira pas d'être archaïque ni folklorique. Au contraire, il faudra être hyperconnecté et savoir mettre en avant son unicité. Car c'est la différence qui attire : pourquoi vous installeriez-vous dans un endroit standard ? 

(...)

En raison de la pandémie, de nombreux Français ont passé leurs vacances dans l'Hexagone. Cette tendance au "voyage local" va-t-elle perdurer ? 

Sans doute. Avant le Covid, un humain sur cinq franchissait une frontière chaque année alors qu'en 2020, on n'a quasiment pas vu d'étrangers en France, pourtant première destination touristique mondiale ! Les professionnels ont compris que le tourisme de proximité constituait un marché négligé. Il faut créer en 2021 un "passe vacances" de 1 000 euros pour les familles populaires. 

Pendant le confinement, les Français se sont tournés vers les activités artistiques. Est-ce conjoncturel ? 

Non. Le développement des pratiques amateurs est net, y compris dans les milieux modestes. La lecture, les séries, la télé, les radios ont fortement progressé au détriment du spectacle vivant et du cinéma. Cela provoque des souffrances et des résistances, dans un milieu culturel peu numérisé. A tort. Les matchs de foot ont lieu sans public, mais rares sont les pièces de théâtre sans spectateurs car les artistes disent : "Sans public, on ne peut pas jouer." Mais si ! Je donne des conférences depuis mon bureau. C'est triste, mais cela fonctionne. Cela veut dire que, désormais, il faudra systématiquement penser présentiel et numérique. 

Pour résumer, êtes-vous optimiste ou pessimiste en imaginant la France d'après-Covid ? 

Plutôt optimiste ! Les sorties de crise sont des moments de libération de l'énergie. Nous ne vivons pas une guerre mais une tragédie inouïe et une révolution culturelle. La post-pandémie peut ressembler à ce que l'on a connu à la Libération, avec une soif de vie, une folle envie de bouger, de créer, de danser, de sortir, d'innover...

Nous allons sans doute vers les Dix Glorieuses, comme il y a eu après-guerre les Trente Glorieuses. Nos sociétés peuvent retrouver une dynamique où l'idée d'un commun à construire prendra le dessus sur nos postures victimaires. Chacun de nous s'est autoréformé.

L'avenir va maintenant dépendre de la capacité du politique à accompagner ce mouvement, à créer er des tiers-lieux, à assurer partout un excellent équipement numérique, à nous faire basculer dans un monde écologique, plus humaniste, à faire vivre l'Europe, à décentraliser la santé...Nous allons disposer d'une énorme énergie à utiliser ; la question est de savoir si nos dirigeants sauront en faire une énergie créatrice et non destructrice. La réponse n'est pas écrite

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