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Sans rites fédérateurs, l'Europe peine à faire rêver

10 Février 2022, 22:30

Pascal Lardellier, Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC)

Les polémiques se succèdent dans la France préélectorale de début 2022. Mais il ne faudrait pas qu’à côté des débats passionnés autour du Covid (il y est question in fine de vie et de mort), la forte polémique à laquelle a donné lieu la présence du seul drapeau européen sous l’Arc de Triomphe, le 2 janvier 2022, soit lue comme un psychodrame sans importance, opposant « européistes » et « patriotes ». Pour rappel, il s’agissait de saluer le début de la Présidence française de l’Union européenne.

L’intense polémique à laquelle tout cela a donné lieu est tout sauf superficielle. Car en filigrane, sont posées au moins deux questions aux fortes implications : le rôle des symboles en politique d’abord. Selon la célèbre assertion lévi-strausienne, « ils sont plus forts que ce qu’ils représentent ». Mais de même, cette séquence rappelle le cruel déficit symbolique affectant l’Europe au sens large ensuite, si la France comme Nation est a contrario richement dotée niveau mythes, rites et symboles.

Cette analyse, reprenant un débat ancien, constitue un pas de côté, amenant à considérer non pas le « supplément d’âme » mystique de la Nation française (« profané » par l’éclipse du drapeau tricolore selon ses défenseurs) mais la carence symbolique européenne.

Le philosophe Jürgen Habermas évoquait joliment « le désir d’Athènes », pour qualifier une aspiration profonde à l’idéal démocratique. Mais qu’en est-il du « désir d’Europe » ?

Déficit d’image

Les raisons du désamour affectant ordinairement l’Europe sont multiples. Mais le fait est que l’Europe a contre elle, avant toute chose, un « déficit d’image » : suspicion généralisée à l’égard « la technocratie », opacité réelle ou supposée des modalités de décisions, pouvoir normatif et réglementaire oppressant, impression d’une dilution des souverainetés, libéralisme européiste sur le mode du célèbre « l’argent n’aime pas les frontières », tels sont quelques-uns des griefs communément adressés à « l’UE ». Certes, arguments recevables, et discutables.

Mais où (en) est donc l’imaginaire européen ? Quid des symboles et des rites qui pourraient œuvrer à fédérer les peuples du Vieux Continent, par-delà leurs mythes nationaux respectifs ? Poser la question revient à réintroduire du politique dans la politique.

Invoquer rites, mythes et symboles politiques peut éveiller la suspicion. Car ces mots se sont trouvés dévalués par l’air du temps, quasi-synonymes de « pensée magique ». Raoul Girardet y voit l’héritage de cette primauté accordée au rationnel, depuis trois siècles, par la civilisation de l’Occident : « c’est dans le seul cadre de l’affrontement des doctrines et des systèmes de pensée que devrait être contenu le destin des Cités ». Pourtant, rites et symboles sont substantiels à l’action collective et à la vie sociale, sans lesquels la politique se réduit à la délibération rationnelle, à l’application de procédures abstraites, à l’adhésion de principe à chartes et déclarations. La politique c’est cela, mais c’est autre chose aussi…

Mystique du pouvoir

Il y a une part de mystique dans le pouvoir. Ne pas le reconnaître, c’est faire passer par pertes et profits quelques siècles de l’histoire politique européenne. François Mitterrand l’avait bien compris, monarque républicain que ses adorateurs appelaient « Dieu », et qui ouvrit son règne par une déambulation solitaire dans le bien nommé Panthéon. C’est cette cérémonie sacrée dans l’esprit qu’Emmanuel Macron a tenté de ressusciter lors de la propre investiture, via sa promenade dans la cour du Louvre avec en fond « l’Ode à la Joie » de Beethoven, hymne européen.

Et à y bien regarder, la sphère politique se caractérise par un éventail de rites impressionnant. Investitures, passations de pouvoir, rentrées officielles, vœux, défilés, réceptions et visites d’État et remises d’insignes divers. Ces innombrables rites du pouvoir, qui démontrent le pouvoir des rites, ont pour fonction de mettre « le pouvoir sur scènes ». Georges Balandier parlait, dans Le Pouvoir sur scènes, de « théâtrocratie », pour qualifier ce besoin qu’éprouvent les institutions à parader, quêtant là autant l’admiration que la légitimité. Et ces choses-là viennent de loin, leur souffle est antique ! Puissante généalogie. Ainsi, les Entrées royales de la France de l’Ancien Régime, à l’époque d’une monarchie encore itinérante, prenaient-elles leur modèle dans les triomphes des empereurs romains, montant victorieux au Capitole incarner Jupiter. Rien de moins !

Or l’Europe n’a ni mythes ni rites fédérateurs capables de la constituer en corps politique homogène. Où voit-on le pouvoir européen ? Qui sort du lot pour l’incarner avec charisme (osons le mot, qui renvoie étymologiquement à l’onction divine), et s’élever au niveau de l’Histoire, par-delà le très abstrait « Conseil » et les bureaucratiques commissions ? Quelle célébration sanctuarise l’Europe à l’échelle du Continent ? Quel acte fondateur constitue le « soc de Romulus » de cette « maison commune » que pourrait être l’Europe ?

Déshérence symbolique

On rencontre une étonnante carence quant à l’histoire et au symbolisme européens, qui sont peut-être au cœur de la polémique actuelle. Le caractère sacrilège de la présence de la seule bannière étoilée venait aussi de son incapacité à fédérer et à « enthousiasmer » (verbe renvoyant étymologiquement « au souffle sacré » Des pères fondateurs évanescents, un drapeau bleu qui renonça longtemps à compter ses étoiles, Mitterrand et Kohl main dans la main à Verdun, mais pour le reste ? Un « micro-trottoir » serait sans doute édifiant, qui demanderait aux Européens la date de la Fête de l’Union, ce qu’était la CECA, ou le nom du compositeur de son hymne. Ou encore ce qui les fait rêver dans l’Europe (comme projet politique et non comme destination touristique, programme d’échanges universitaires ou championnat de football). Là où il y a du fédéral, il faudrait du symbolique, qui étymologiquement relie.

Une vraie cérémonie supranationale qui donnerait à voir que l’Europe est supérieure à la somme de ses parties, des « grands-messes » tour à tour solennelles et festives qui pourraient rassembler celles et ceux composant le vieux Continent et transporter ses âmes, on peine à les percevoir. Proposition rétrograde ? Rétrogrades, alors, les Fêtes de la musique, du patrimoine, et ces défilés tour à tour et événements festifs et rituels qui se sont multipliés ces dernières décennies. Car tous créent des liens, soudent les communautés et ravivent la conscience d’un partage, tout en célébrant le plaisir d’« être ensemble ».

Toutes les institutions possèdent leur corpus de rites. En déshérence symbolique, l’Europe laisse les rites et les « effervescences collectives » au sport, à la consommation et à la religion, pour le meilleur ou le pire, chacun jugera. Elle est en quête d’un sens qui se met en scène et se dramatise, pour rassembler par-delà les différences. Et là est précisément la fonction des rites, qui sont des creusets, qui « noue le Nous » (R. Debray). Le pouvoir, quoi qu’on en dise, doit être incarné et solennel, de temps à autre. Sans cette gravité, en souscrivant aux impératifs médiatiques du « jeunisme », de la « petite phrase », on joue le jeu des animateurs, des polémistes et des « influenceurs ». Ils ont leur public, mais leur temporalité est rarement celle de l’Histoire.

Marc Abélès et Henri-Pierre Jeudy notaient dans leur Anthropologie du politique que « si le rituel n’est évidemment pas la seule clef de la réussite dans la conduite d’une politique, l’incapacité rituelle peut être le signe d’une impuissance plus générale et l’échec rituel, l’échec d’une politique ». Appliqué à l’Europe, le constat est édifiant.

Il faut alors réveiller dans les fêtes et les rites la conscience d’un destin partagé, ranimer le « feu sacré » de tous ceux ­ politiques, artistes, intellectuels, citoyens engagés ­ qui ont (eu) envie de « faire Europe ». Sinon, elle se destine à être cette « Europe-fantôme » si bien décrite par Régis Debray (à qui ont doit des pages inoubliables sur la mystique du pouvoir). Car s’il y a de la joie, selon l’ode, alors il y a de l’espoir.


Cet article est inspiré de celui que l’auteur a publié dans « Libération » (pages Rebonds) le 2 juin 2006. Pascal Lardellier a publié en 2019 « Sur les tracs du rite. L’institution rituelle de la société » (ISTE, Londres).The Conversation

Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne France-Comté, Chercheur à Propedia (Groupe IGS, Paris), Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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