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Ultracrépidarianisme: pourquoi certaines personnes ont-elles une opinion sur tout?

25 Mai 2022, 12:30

Ultracrépidarianisme: pourquoi certaines personnes ont-elles une opinion sur tout?

La réponse de Hadrien Chevalier:

Il me semble que c'est parce qu'autrement, on ne pourrait pas prendre de décisions dans la vie de tous les jours.
Nous avons tous des croyances (ou opinions). Par exemple, qu'on ne mourra pas demain (quand on est jeune et en bonne santé), qu'il ne faut pas mettre ses doigts mouillés dans une prise électrique, qu'il ne vaut mieux pas essayer de sauter du dixième étage, ni faire le malin devant un ours brun. On ne cherche pas à démontrer méthodiquement que ces décisions ou ces croyances sont en adéquation avec le réel, on les admet souvent.

En une journée, vous prenez inconsciemment des milliers de micro-décisions. Et parce que nos cerveaux sont super efficaces (ou plutôt, ils ont évolué ainsi), ils nous font grâce d'un long traitement analytique, conscient, calculatoire, de chaque décision. Cela est remplacé par de l'intuition. Et en général, ça ne marche pas trop mal –après s'être bien entraîné et familiarisé avec l'environnement.

Sauf que ça ne marche qu'avec ce sur quoi on a entraîné le cerveau, donc avec des phénomènes qui sont assez communs pour en avoir fait de malheureuses expériences (souvent pendant l'enfance): le fait que les objets chutent, que les trucs pointus font mal, que le feu est dangereux.

Experts en amateurisme
L'erreur de l'ultracrépidarianiste, c'est de penser qu'au sujet d'une prise de décision mettant en jeu des concepts et des phénomènes dépassant largement le quotidien moyen, ses intuitions, ses croyances, ses opinions et même son expérience personnelle auraient autant ou plus de valeur qu'un consensus d'experts ou qu'une méta-analyse scientifique.

Faire des études ou avoir une longue expérience dans un sujet de spécialité, je pense que cela aide à minimiser la tentation ultracrépidarianiste (ou ultracrépidarienne, on ne sait même plus avec ces néologismes). Cela n'empêche pas de l'être, mais cela permet au moins de se rendre compte plus facilement qu'on pourrait l'être, ce qui est déjà un grand pas vers l'ouverture intellectuelle.

Alors, pourquoi un tel élitisme dans mes propos? Eh bien parce que je pense que la richesse qu'apportent les études réside moins dans le savoir acquis que dans le processus d'apprentissage, de remise à plat de ses convictions personnelles devant une méthodologie permettant d'aboutir à des énoncés mieux fondés, avec des degrés de vraisemblance quantifiables, et des contextes bien définis.

(...)

La faute à qui, s'il y a tant d'ultracrépidarianistes? Je ne sais pas. Peut-être à un discours donnant un peu trop dans la positivité («Je peux devenir ce que je veux»), que ce soit de quelques figures politiques populistes ou de vulgarisateurs trop enthousiastes.

(...)


La faute aussi à la manière dont on enseigne les sciences à l'école: une liste de faits, écrits dans un manuel, prononcés par le prof. Et la méthode? Pourquoi ces faits-là sont ceux qu'on nous enseigne? Pourquoi pas d'autres? Pourquoi ce bouquin et pas un autre? C'est du dressage, et c'est utile, mais un jour ou l'autre l'élève s'éveille intellectuellement et voudrait fonder ces énoncés sur quelque chose qui ne semble pas arbitraire. Cela ne ferait pas de mal d'expliquer au moins grossièrement la méthode scientifique (en philo par exemple, en terminale), le fameux darwinisme épistémologique dû à Popper.

Tout ça pour dire qu'il y a beaucoup d'ultracrépidariens parce que:

1-On a évolué pour utiliser notre intuition. On est naturellement ultracrépidariens.
2-La méthode scientifique est peu expliquée. On ne fait que du dressage scientifique à l'école (ce qui est utile, mais pas suffisant).
3-On aime tous la satisfaction immédiate, l'impression de comprendre plutôt que l'effort de réellement comprendre. Les vulgarisateurs devraient faire plus attention, et ne pas avoir peur de décevoir leur public (qui ne devrait pas se sentir diminué à l'idée de n'avoir accès qu'à des approximations).
4-Ceux qui ne sont pas experts pensent avoir une légitimité en tant qu'«opprimés» du savoir. Et les experts, ne voulant pas passer pour des oppresseurs, montrent beaucoup de prudence dans leurs affirmations (alors qu'il n'y a aucune honte à changer d'avis, surtout quand on sait justifier pourquoi on change d'avis).
5-Les compétences d'un expert intellectuel sont plus difficiles à percevoir que celles d'un expert du corps (un athlète, par exemple). Cela aide à désinhiber les prétentions ultracrépidariennes.

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